Même si je tente de me persuader du contraire, le désir de survivre à ma mort ne m’est pas étranger. C’est un désir que je juge grotesque et indécent. Grotesque parce que, une fois mes cendres dispersées, peu m’importera d’être inconnu, méconnu, reconnu, honoré ou haï. Indécent, parce que je ne vois pas la moindre raison – sinon la chance – pour que mon nom, voire mes livres, subsistent dans la mémoire des hommes, alors que tant d’autres le mériteraient autant, sinon plus, que moi. Je réclame donc l’oubli. Mais, malgré moi, je ne veux pas mourir tout entier. Qu’il subsiste de moi deux ou trois pages dans le cœur ou dans l’esprit de quelques égarés me réchaufferait le cœur. Roland Jaccard

2 thoughts on “Roland Jaccard’s Paradise”

  1. ORAISON FUNEBRE POUR ROLAND JACCARD LE 08.10.21
    PAR SON COUSIN RIC DANS LA SALLE MAUMEJEAN/PERE LACHAISE

    Bonjour. Je m’appelle Ric & je suis le cousin viennois de Roland.
    Avant tout, je voudrais remercier tous ceux qui ont participé dans l’organisation de cette belle cérémonie. Je sais que ce n’était pas facile de s’occuper de tous les détails & j’apprécie beaucoup les efforts nécessaires. Merci. & merci aux amis de Roland assemblés ici. (PAUSE)
    J’ai dit que j’étais le cousin de Roland, mais a vrai dire cela n’avait pas grande importance pour lui. Les liens familiaux ne comptaient pas beaucoup pour Roland qui préférait les affinités électives. En effet il aimait citer Woody Allen, qui disait: “Je préféré l’incinération a l’enterrement – & tous les 2 a un week-end avec ma famille”. (PAUSE) Bien que j’étais, en théorie, d’accord avec lui, en pratique la chose se présentait de façon différente pour moi. J’étais ravi, dans ma jeunesse, de découvrir que j’avais un cousin qui était écrivain &, malgré son héritage austro-helvétique, un “vrai intellectuel parisien”. (Eh oui, a l’ époque cela comptait encore pour quelque chose & il ne faut pas oublier que j’étais jeune & impressionnable). Un écrivain, en plus, qui avait publié des livres aux titres irrésistibles pour le jeune homme qui j’étais & qui se sentait obligé d’être malheureux, comme il se doit a cet age. “Les Chemins de la Désillusion”. “L’Exil Intérieur”. “La Tentation Nihiliste”. Si j’avais eu déjà avant le désir d’apprendre le français pour lire certains poètes en version originale, c’était surtout a cause de ces titres séducteurs que je commençais a prendre mes études françaises au sérieux & que j’entrais en correspondance avec Roland qui – n’étant pas totalement dépourvu de vanité – appréciait mes efforts, surtout comme, plus tard, je traduisais certains de ses textes & les faisais publier dans les journaux de Vienne, une ville qu’il aimait & dont il se voyait un peu l’héritier & gardien de sa culture littéraire du fin de siècle. (A cet égard, il allait parfois un peu trop loin: comme une bonne partie de ces écrivains admirés étaient d’origine juive, il me surprenait autant que le reste de notre famille irrécupérablement catholique quand, il y a quelques années, il y se réclamait soudainement d’un héritage juif lui même, bien qu’il n’avait vérifiablement pas un seul ancêtre juif depuis au moins le 18ieme siècle. Mais on comprenait son affection pour Zweig, Weininger, Schnitzler & compagnie & acceptait donc ses affinités apocryphes & son esprit d’invention avec un sourire indulgent). (PAUSE)
    C’est donc envers & par la langue & la littérature que nous sommes devenus quelque chose de plus que des cousins – des amis. Notre conversation n’a jamais cessé pendant presque 40 ans. On s’écrivait, on se téléphonait, on se voyait quand il y avait l’occasion – a Paris, a Lausanne, a Vienne. Tout cela avait peu a voir avec notre famille toute a fait honorable mais plutôt conventionnelle, bien que j’adorais sa mère, ma tante préférée, dont les visites annuelles & estivales comptent parmi mes souvenirs précieux. Mais je n’oubliais jamais que Roland ne s’intéressait pas a moi en tant que cousin. C’était plutôt parce que j’aimais les livres de Cioran, parce que “Mars” de Fritz Zorn était la bible de ma jeunesse & parce que je considérais Schopenhauer comme Onkel Arthur, qu’il m’estimait, la preuve étant que j’étais le seul dans la famille qu’il considérait digne de son attention & amitié. Il appréciait aussi le fait que je n’avais pas d’enfants & que je lisais chaque livre qu’il m’envoyait. Les siens, bien sur, de son début “Pièces Détachées” jusqu’au dernier, mais aussi ceux de ses amis, dont certains sont peut-être aujourd’hui parmi nous. Je dois donc a Roland aussi la découverte de plusieurs écrivains intéressants a l’époque inconnus a Vienne.
    (PAUSE)
    Mais c’est loin d’être la chose la plus importante que je lui dois. Non seulement que je pouvais toujours compter sur ses conseils & il qu’il me servait comme source d’inspiration pendant des décades. Roland devenait aussi un espèce de modèle pour moi. J’admirais son intelligence, son éloquence, son élégance, son esprit, son nihilisme ironique, son sens de l’humour, sa nonchalance & sa maîtrise de la langue française. J’essayais donc même de l’émuler un peu – de façon modeste, bien sur, & en savant toujours que c’était une aspiration futile. Futile, parce qu’il avait quelque chose de vraiment rare aujourd’hui & peut-être toujours: de la classe. Je le regardais un peu comme le Cary Grant de la littérature parisienne. Il le savait & – n’étant pas entièrement insensible aux compliments – appréciait mon attitude. (PAUSE)
    Quand j’ai appris que Roland avait enfin réalise sa vielle ambition de s’en aller a sa façon & selon ses propres conditions – une chose dont il avait parle si souvent & depuis si longtemps que c’était devenu un espèce de “running gag” entre nous – j’étais, a vrai dire, presque un peu soulagé. Il m’avait souvent laissé comprendre qu’il était hanté par le fait que Cioran, son maître, & Matzneff, son ami, avaient raté l’opportunité de s’en aller a temps. Je n’étais pas trop surpris no plus. J’avais très clairement observé que, pendant les derniers années, il avait perdu le goût de la vie, surtout comme elle se présente si souvent aujourd’hui – sans style, sans humour, sans classe. & l’avenir qu’il prévoyait, pour lui-même, pour la culture française, pour l’humanité en général, n’avait aucun attrait pour lui, ce que je trouvais fort compréhensible. (PAUSE)
    Notre dernière conversation, il y a quelques semaines, était téléphonie-que, hélas, mais atypiquement longue. On parlait de son livre “Le Monde d’Avant”, titre qui évoquait son cher Stefan Zweig, qui m’avait beaucoup touché par la vulnérabilité inattendue que Roland avait laissé entrevoir dans quelques pages. Il répondait a plusieurs de mes questions sur des détails, puis on parlait de son père, que j’ai a peine connu, sa mère que j’adorais, de la littérature, des vieux films, de la dégénérescence de la culture & de la mort – bref, de nos sujets traditionnelles. (PAUSE)
    Il mentionnait aussi, non pour la première fois, qu’il s’était procuré certains médicaments plus faciles a obtenir en Suisse qu’en France. Je demandais si c’était pour cela qu’il était retourné a Lausanne & il répondait que c’était, en effet, une des raisons. Loin d’être alarmé, j’étais plutôt soulagé de savoir qu’il avait dans ses mains les moyens de décider lui-même de son destin si & quand il le voulait. (PAUSE)
    Je crois ici, parmi ses amis, il n’est pas nécessaire de faire une apologie du suicide. Je suppose que pour la plupart d’entre nous c’est un des droits de l’homme & que nous respectons la décision de se servir de ce droit bien plus sage que certains autres… Roland a mené sa vie plus ou moins comme il le voulait – c’est rare, c’est précieux, c’est admirable. Il serait absurde de lui reprocher qu’il l’a fini de la même façon. (PAUSE)
    & pourtant je suis triste & je le resterai. Je lui dois beaucoup – les leçons que j’ai appris par ses livres & par sa vie, les auteurs & les textes que j’ai découvert grâce a lui, même un certain mode de vie. (PAUSE)
    Une fois, il m’a présenté a Cioran. Une autre fois, il m’a présenté a une femme que j’aillais aimer & qui allait m’aimer. Elle aussi s’est suicidé, mais non avant m’avoir donné une filleule que j’aime. Je dois donc même un peu de l’amour dans ma vie a Roland, ce qu’il aurait sans doute trouvé ironique, lui qui – somme toute – préférait les amours a l’amour. Sans lui ma vie aurait été infiniment moins riche. Je ne l’oublierai jamais & je lui resterai toujours reconnaissant. (PAUSE)
    Parmi toutes les phrases mémorables de Roland, il y a une qui m’est spécialement chère. Je ne sais pas si elle est de lui ou si c’est une citation. Peu importe. “On doit laisser des traces, mais pas de preuves”. Envers & par ses livres & sa vie Roland a laissé beaucoup de traces dans la vie de beaucoup de monde. Chacun d’entre nous présent ici & maintenant en est la preuve – une preuve que Roland ne voulait peut-être pas laisser mais qui est la & qui lui survivra. Comme il se doit pour un écrivain & ami. Merci.

  2. Cher Roland :

    Je ne peux pas m’empêcher de penser á cette scène du film « Blanc » de Kiesolwski ou le coiffeur regarde sa femme en train de pleurer á son enterrement. Une belle manière de tromper la mort, la simuler pour en espionner la vie sans nous un peu avant de faire le dernier pas. Je vous imagine bien dans un endroit ensoleillé de l’Asie que vous couvre des charmes des tropiques : une piscine, des belles et jeunes accompagnants, mais surtout de l’anonymat.
    Votre mort á stimulé dans certains des milieux intellectuels mexicains des débats sur le suicide. Votre élégance littéraire et tempérance suisse l’ont donné quelques lettres de noblesse á cette acte si fondamental et incompris.
    J’ai aussi l’honneur de rédiger un article nécrologique sur vous, un modeste hommage pour un mentor et un ami.

    Hasta luego

    Guillermo

Leave a Reply

Your email address will not be published.